Wajih Nahlé

La conquête des lointains par Joseph Abou Rizk

La conquête des lointains par Joseph Abou Rizk (Professeur d’esthétique, Ancien chef de département des Beaux- Arts)

Bien qu’il ne soit pas étranger aux problèmes qui préoccupent actuellement les grands milieux artistiques et aux solutions que les pionniers du modernisme ont proposées à ces problèmes, l’artiste peintre Wajih Nahlé ne cesse d’être persuadé que l’art ne peut justifier sa raison d’être que dans la mesure où il réussit à transmettre un message, à communiquer une émotion ou un sentiment et à révéler une attitude humaine susceptible d’agir positivement sur l’affectivité du contemplateur; en un mot, à établir une relation capable de susciter une joie d’être. Partant, c’est le contenu significatif de l’œuvre d’art, cette intuition révélatrice de l’esprit d’une civilisation, de l’au-delà d’un signe ou d’une croyance, d’une situation tragique paradoxalement tolérée ou réglée, d’une attitude peu commune, qui accapare son attention. Il le cherche dans les vestiges du passé, dans les manières de vivre, dans ses inquiétudes, ses angoisses, ses ambitions, sa foi. Il le poursuit, l’appréhende, le mûrît et ne le communique qu’après l’avoir assimilé et trouvé l’expression sensible adéquate qui l’explicite.

Wajih Nahlé n’est pas un automate, pas même un gestuel. S’il trouve sans chercher, c’est qu’il a cherché préalablement sans trouver. La vivacité, la promptitude, la prestesse qu’il manifeste dans l’exécution de ses toiles ne sont ni des démonstrations gratuites ni des gesticulations bouffonnes, mais plutôt des attitudes dictées, d’une part, par son tempérament volcanique, d’autre part, par son désir insistant de traduire dans l’immédiat les révélations subites de ses intuitions.

Cette conviction en la vocation communicative de l’art qui suppose implicitement qu’il est représentatif, c’est à –dire traduisant une idée – sujet en termes sensibles et qui à partir des propriétés intrinsèques des formes et des couleurs, se retrouve à l’origine de toutes les tentatives de Nahlé.

Nous ne reprendrons pas ici l’analyse des oeuvres réalisées avant la dernière décennie de ce siècle et où le peintre s’était ardemment employé à ressusciter, soit l’esprit de la civilisation musulmane et phénicienne, soit l’au-delà des graphèmes arabes. Particulièrement intéressé aux oeuvres les plus récentes, nous chercherons à souligner les particularités qui les spécifient et à montrer qu’en dépit des différences qui les distinguent des oeuvres antécédentes, elles ne cessent de relever de la conception qui a servi de point de départ à ces oeuvres.
Trois titres résument les caractères dominants de la production de Nahlé à partir de 1990: graphisme, camaïeux, mouvement et couleur.
Il n’y a pas à dire que par la grâce de leur tracé, la liberté de leur exécution, la musicalité de leurs accords et la simplicité de leur composition, les créations graphiques de cette période se distinguent du lettrisme que Nahlé a conçu et développé au cours des années soixante-dix et quatre vingt. Mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est, qu’en dépit de cette différence, ces créations ne cessent de puiser leur pouvoir suggestif dans ce principe divin duquel Wajih s’est inspiré au cours de sa période lettriste. Car s’il n’en était pas aimis, autrement dit, si ces courbes, ces spirales, ces sinusoïdes noires qui se détachent sur un fond blanc ne constituaient pas des signes renvoyant à un signifié, tout au moins, traduisant un état d’âme bien défini, aucune intention, aucune signification ou aucun état d’âme, puisse engendrer des émotions esthétiques.

C’est à la même conclusion que nous conduira l’analyse des “camaïeux”. Jugée hâtivement, cette collection qui groupe une quarantaine de toiles, laisse croire qu’il s’agit d’une fantaisie, à la rigueur, d’un changement d’orientation chez le peintre. Mais à contempler calmement, attentivement, ces surfaces où le rouge, le jaune, le vert, le bleu ainsi que le blanc se muent graduellement, discrètement, silencieusement en tonalités reproduisant le déroulement d’un mouvement vivant dont on sent la palpitation, la respiration, la chaleur et dont on appréhende les mobiles psychologiques, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une fantaisie moins encore d’un changement d’orientation chez le peintre, mais d’une élaboration bouleversante profondément et longuement méditée qui, loin de s’écarter de la voie selon laquelle s’est édifiée l’oeuvre de Nahlé, en constitue plutôt une étape où la monochromie ne sert qu’à rendre plus lisibles les dimensions significatives du mouvement.

Du graphisme sobre, dépouillé, discret, aux camaïeux tendres, frais, caressants, il n’y aura que la distance qui sépare un symbole d’une illustration, une idée abstraitement exprimée d’une idée concrètement représentée. Car dans l’un et l’autre de ces deux cas, c’est le signifié qui constitue l’élément actif de l’oeuvre, son potentiel communicatif, pudiquement signalé dans le graphisme, plus audacieusement explicité dans les camaïeux.

C’est vraisemblablement le succès remporté par les camaïeux, qui a encourage Nahlé à pousser plus loin sa conquête des lointains mystérieux. Profitant de l’effet ensorceleur que produit le fusionnement du mouvement et de la couleur, il est parvenu dans la série d’oeuvres qu’il place lui-même sous la rubrique “mouvement et couleur “ à faire jaillir des abîmes de la toile, ces lumières fascinantes qui, soit qu’elles nous attirent et nous projettent dans l’espace infini qu’elles suggèrent, soit qu’elles nous envahissent et nous captent, ne peuvent que nous arracher à la réalité dans laquelle nous sommes ancrés et nous transporter ailleurs, dans ces mondes de pureté, où le désoeuvrement des sens et de la conscience, s’il ne nous fait pas participer à la vie divine, nous place immanquablement au Coeur des interactions affectives, lieu privilégié de jouissance esthétique.